La collaboration Louis Vuitton x Campana Brothers : Excès ou génie

Rédigé par Raphael Delacroix, expert en design et artisanat de luxe

Dans l’univers feutré du design de luxe, certaines collaborations transcendent le simple partenariat pour s’imprégner d’une véritable alchimie créative. L’association entre Louis Vuitton et les frères brésiliens Humberto et Fernando Campana est de celles-là. Depuis son lancement en 2012, la collection Objets Nomades n’a cessé de repousser les limites entre l’artisanat d’exception et l’expression artistique la plus brute. Au cœur de ce dialogue inattendu, les créations des Campana Brothers soulèvent une question fascinante : leurs pièces exubérantes, nées d’un mariage entre le savoir-faire français le plus abouti et l’énergie viscérale du Brésil, relèvent-elles de l’excès pur ou du génie absolu ? Cette collaboration, qui dure depuis plus d’une décennie, interroge la nature même du design contemporain et la pérennité des traditions artisanales dans un monde en perpétuelle mutation. Elle incarne un choc des cultures qui a donné naissance à certaines des pièces de mobilier les plus audacieuses et personnelles de ce début de siècle.

La genèse d’un dialogue créatif inattendu

Tout commence en 2009, lorsque Louis Vuitton contacte les Campana Brothers pour ce qui deviendra la collection Objets Nomades, lancée officiellement en 2012. La maison française, désireuse de revenir à ses racines de malletier, cherchait à traduire en objets l’art du voyage. Pour Humberto et Fernando Campana, cette invitation représentait une opportunité unique d’explorer de nouveaux territoires créatifs. « Le processus a été très intense, malgré le fait qu’il se déroulait presque entièrement à distance », se souvient Humberto Campana. Le point de départ de chaque création était l’exploration des matériaux emblématiques de la maison : le cuir Nomade au toucher caramel, le canvas imperméable au Monogram historique, et bien d’autres. Les designers brésiliens furent particulièrement impressionnés par « les archives de matériaux ainsi que la capacité des artisans à détecter des couleurs distinctes dans le cuir et à assembler diverses pièces dans des nuances légèrement différentes pour obtenir l’effet d’une couleur spécifique ».

L’esthétique Campana : entre exubérance brésilienne et introspection

Pour comprendre l’impact des créations des Campana chez Louis Vuitton, il faut saisir la singularité de leur univers. Humberto Campana décrit lui-même son travail comme une thérapie : « Je compose avec beaucoup d’ombre. J’ai un grand vide, un côté sombre dans mon âme. Alors j’ai besoin de donner le meilleur de moi-même pour guérir. Toutes ces choses que je crée sont une sorte de catharsis ». Cette quête de guérison à travers la création s’enracine dans une enfance passée dans un village rural brésilien de Brotas, décrit comme « hyper-macho », au sein d’un foyer catholique italien strict peu ouvert à l’expression artistique. C’est cette sensibilité à vif, associée à une fascination pour la nature brésilienne, qui donne naissance à des pièces d’un lyrisme saisissant. Leur travail, comme le décrit Humberto, « n’est pas minimaliste, il est extrêmement complexe. Comme mon âme, parce que je ne sais toujours pas qui je suis aujourd’hui ».

Pièces maîtresses : une synthèse entre nature et luxe

Le génie des Campana Brothers réside dans leur capacité à transposer l’exubérance de la nature brésilienne dans le langage codifié du luxe français. Leurs créations pour Louis Vuitton sont autant d’hommages à la biodiversité de leur pays natal :

  • Le Cocoon (2015) est une chaise suspendue qui évoque le cocon protecteur d’un papillon, une « sorte de nid suspendu qui rappelle ceux des papillons ». Sa structure en fibre de verre à motif de corail de feu, gainée de cuir fin, invite à l’introspection et à la sérénité. Pour le 10e anniversaire de la collection, le Cocoon a été réinterprété en une édition limitée et scintillante de 10 000 carreaux miroirs, le transformant en sculpture fonctionnelle.
  • Le Bulbo (2019) est un trône spectaculaire de deux mètres de haut inspiré par les « plantes tropicales en plumets ». Ses pétales superposés, taillés dans du cuir et des tissus Louis Vuitton, créent une retraite luxueuse et intime, à mi-chemin entre le mobilier et l’installation organique.
  • Le canapé Bomboca (2017), nommé d’apr’une confiserie brésilienne traditionnelle, est un assemblage modulaire de coussins qui s’assemblent en une configuration de siège ludique et fonctionnelle. Comme l’explique Humberto Campana, « une boîte de chocolats est très sculpturale, très belle. Elle contient une mémoire d’enfance ».
  • Le cabinet Maracatu, leur première collaboration, s’inspire directement du carnaval de Recife et de sa danse éponyme. C’est un exemple frappant de leur capacité à insuffler une énergie festive et populaire dans l’écrin du luxe.

Excès ou génie ? La critique en perspective

La question centrale demeure : ces créations hybrides relèvent-elles de l’excès ou du génie ? La réponse n’est pas binaire, car c’est précisément dans cet entre-deux que réside leur puissance.

La part du génie

D’un côté, le génie est indéniable. Les Campana Brothers ont réussi à insuffler à Louis Vuitton une vitalité nouvelle, connectant l’héritage du voyage à une sensibilité contemporaine et écologique. Leur collaboration fonctionne comme un « MBA » créatif, selon les propres termes d’Humberto, permettant à leur vision originale de « s’épanouir en quelque chose d’exceptionnel » grâce au savoir-faire technique de la maison. Ils opèrent comme un pont essentiel entre l’art et le design, entre l’artisanat de luxe et la culture de rue brésilienne. Leur travail participe également à la préservation de traditions menacées. « Nous essayons tous deux de préserver des traditions qui disparaissent — la main sur l’objet, l’amour qui entre dans la fabrication de quelque chose qui ne disparaîtra pas mais qui sera transmis de génération en génération », explique Humberto Campana.

La tentation de l’excès

De l’autre, l’accusation d’excès peut sembler justifiée. Les pièces, par leur complexité formelle et leur recours à des matériaux somptueux, poussent les limites de la fonctionnalité. Les éditions récentes, comme le Cocoon en miroir ou le Bomboca en résine métallisée, sont clairement présentées comme des « objets d’art » dont l’assise est presque secondaire, Humberto Campana lui-même suggérant qu’on ne pourrait s’y asseoir que « le temps de prendre un selfie ». Leur production en éditions ultra-limitées (huit exemplaires pour le Cocoon miroir, par exemple) et leurs prix élevés les placent résolument dans la sphère de l’objet d’art plus que dans celle du mobilier accessible. C’est un excès assumé, qui interroge la valeur et la fonction même de l’objet dans notre société.

Une collaboration qui s’inscrit dans un paysage plus large

La collection Objets Nomades ne se limite pas aux Campana. Louis Vuitton a su s’entourer d’un roster de designers de renom, chacun apportant sa vision du voyage. On trouve ainsi les Néerlandais de Marcel Wanders et son Petal Chair, le studio Raw Edges avec son fauteuil Binda aux courbes géométriques, ou encore le designer basé à Pékin Frank Chou, premier créateur asiatique à rejoindre le projet. Cette diversité de talents place la collection en dialogue avec d’autres grandes marques qui investissent le champ du design, comme FlosCassinaKartellArtemide et Vitra. Cependant, la collaboration avec les Campana se distingue par sa longévité, son intensité émotionnelle et sa capacité à générer des pièces immédiatement reconnaissables, devenues des icônes à part entière.

Un héritage en construction

Près de quinze ans après son initiation, la collaboration entre Louis Vuitton et les Campana Brothers continue de porter ses fruits, tant sur le plan créatif que conceptuel. S’il fallait trancher la question de l’excès ou du génie, il apparaît que les deux termes sont indissociables. C’est précisément parce qu’ils osent l’excès — formel, émotionnel, matériel — que les Campana touchent au génie. Leur travail excède les catégories établies, déborde du cadre fonctionnel pour investir le champ du sensible et du symbolique. Leur exubérance n’est pas gratuite ; elle est le véhicule d’une profonde humanité, d’une quête de sens et de beauté dans un monde souvent aseptisé. Humberto Campana le résume ainsi : « Je suis beaucoup plus un alchimiste. J’aime transformer les choses ». Cette alchimie, qui métamorphose l’ombre intérieure en objets de lumière, le cuir en pétales et le canvas en danse, est leur plus grande réussite. Elle offre une réponse puissante aux enjeux du design contemporain : créer des objets qui ne se contentent pas de meubler l’espace, mais qui habite notre imaginaire, des pièces qui, à l’image de l’engagement des Campana à travers leur Instituto Campana, cherchent à « régénérer la nature » et à « partager un voyage » bien au-delà des frontières du luxe. Leur héritage, qui se poursuit aujourd’hui sous la direction d’Humberto après le décès de Fernando, n’est pas seulement une affaire de meubles, mais bien une philosophie de vie, un art de voyager à travers les formes et les émotions.

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